En partant pour la Californie, je ne pensais pas me retrouver sur une ferme, les mains dans la terre, à jardiner avec les précurseurs d’un véritable bouleversement agricole. En fait, malgré son surnom de potager de l’Amérique, je croyais l’État américain ravagé par des années de sécheresse et d’incendies dévastateurs. 

Pourtant, c’est ici que Patagonia travaille sur son nouveau projet: l’agriculture régénératrice. Son slogan est formel. «We’re in business to save the planet» (En affaires pour sauver la planète). Ambitieux? Peut-être. Mais quand Patagonia se met à nous expliquer les principes de son nouveau plan, on commence nous aussi à y croire. Avant d’entrer dans les détails, disons simplement ceci: cela pourrait changer complètement la face du monde.

Le siège social de Patagonia, à Ventura, Californie. Au fond, le Pacifique.

Ceux qui font les choses différemment

Le soleil brûlant de Ventura brille au-dessus de nos têtes alors que nous nous dirigeons vers le siège social de Patagonia, près de la mer. 

Patagonia, c’est probablement l’ultime compagnie responsable. Fondée en 1972 par le grimpeur Yvon Chouinard, elle n’en est pas à ses débuts dans l’industrie du plein air. Ni dans les initiatives environnementales. Dans les années 1990, alors que le monde commence à peine à entendre parler des changements climatiques, Patagonia fait le pari risqué du coton bio. En 1996, l’entreprise n’utilise que du coton 100% biologique. «Certains disaient que c’était du suicide, se rappelle Nicholas Ruiz, qui travaille aux archives de la marque. Mais c’était important pour nous de montrer à notre clientèle pourquoi on avait pris cette décision. On ne pouvait plus continuer à travailler avec autant de pesticides, nocifs pour l’environnement et pour les fermiers.» Les consommateurs ont suivi.

Image tirée des archives de Patagonia, illustrant leur transition vers le bio en 1996.

Austin, du marketing, en rajoute. «On a toujours attiré une clientèle assez consciencieuse, qui partage les valeurs de la compagnie depuis ses débuts, me dit-il, alors que l’on déambule à travers le siège social.» Et les débuts de Patagonia, c’est la Clean Climbing. Avant de se lancer dans la fabrication de vêtements, Yvon Chouinard, le fondateur, conçoit de l’équipement d’escalade. Ce qu’il y a de spécial, c’est que contrairement à tout ce qui se fait sur le marché, il le conçoit de façon à ne pas abîmer la roche des montagnes. Comme quoi Patagonia a toujours su réduire son impact environnemental.

«Le bio, ce n’est pas suffisant»

Mais la marque reconnaît qu’il y a plus à faire encore. «Le bio, c’est un pas dans la bonne direction. Mais ce n’est pas suffisant.» Cara Chacon, qui dirige le programme d’agriculture régénératrice chez Patagonia, peine à contenir son enthousiasme pour cette idée à la fois avant-gardiste et millénaire. Millénaire parce qu’il s’agit en fait de retourner aux méthodes ancestrales. De limiter le labour des sols, de pratiquer la culture associée (cultiver plusieurs espèces végétales qui se protègent entre-elles), d’implanter un couvert végétal… C’est un retour à la manière des premiers fermiers. Mais cette fois-ci, quand on connaît les effets bénéfiques que ces pratiques ont sur l’écosystème, cette idée prend une tournure plus importante encore.

Compost, labour limité des sols… Les pratiques régénératrices sont souvent très simples.

L’agriculture biologique s’assure qu’on n’utilise aucun pesticide toxique. Mais c’est à peu près tout. «L’agriculture régénératrice, elle, permet de reconstruire la matière organique du sol et de restaurer la biodiversité, afin de rendre la terre cultivable plus productive et plus en santé. Ensuite, et c’est le plus important, un sol régénéré permet d’emmagasiner d’importantes quantités de carbone.» Selon plusieurs études scientifiques, l’agriculture régénératrice pourrait ainsi bien être la meilleure façon de réduire le taux de CO2 dans l’atmosphère et de renverser le réchauffement climatique. 

Les trois pilliers de la ROC: la santé du sol, le bien-être animal et la responsabilité sociale.

«On travaille actuellement sur la ROC (Regenerative Organic Certification, le projet de certification d’agriculture régénératrice), m’explique Cara. C’est un projet pilote qui va plus loin que le seul aspect biologique. La ROC repose sur trois piliers: la santé du sol, le bien-être animal et le côté équitable pour les fermiers.»  

Elle me dit que Patagonia fait de l’agriculture régénératrice son principal focus, avec des projets pilotes prometteurs de culture du coton en Inde et aux États-Unis. Pour Cara, cela ne fait aucun doute: c’est la solution du futur. 

Des résultats encourageants

On quitte maintenant Ventura et le Pacifique pour s’aventurer une vingtaine de kilomètres au nord. À Ojai, petite ville nichée au creux des montagnes. Véritable oasis parsemée d’oliviers et d’avocatiers, Ojai donne cette impression sereine d’être hors du temps. C’est ici que je visite la ferme biologique Steel Acres, l’un des partenaires de Patagonia, qui cultive fruits et légumes en utilisant des méthodes régénératrices. 

L’équipe d’Altitude Sports et de Patagonia avec Emily Staalberg, à la ferme Steel Acres, dans les montagnes d’Ojai.

J’ai la chance de comprendre directement comment tout cela fonctionne. Sous les cris incessants des oiseaux et le caquètement des poules, je rencontre Emily Staalberg, la propriétaire. Un large sourire au visage, chemise blanche et mains pleines de terre, elle m’explique qu’en seulement 3 ans, elle a réussi à augmenter la matière organique du sol de 2%. Si ça semble peu, c’est en réalité une énorme différence. Les bénéfices de l’agriculture régénératrice restent d’ailleurs les mêmes, que l’on cultive du coton ou de la nourriture. On peut voir rapidement des résultats tangibles dans la santé et la productivité du sol.

Un sol riche et vivant, grâce aux méthodes régénératrices.

On poursuit la discussion pendant l’heure du lunch. Au menu: lentilles, légumes, salade et jus d’orange bio. Un repas tout droit tiré de la ferme. Assise à l’ombre des orangers, Emily jette un coup d’oeil vers les rangées de laitues, à quelques pas derrière nous, qui poussent sous le soleil de midi. «La terre est résiliente, me dit-elle. Avec des pratiques régénératrices, on a montré qu’on pouvait redonner vie aux terres dégradées. C’est ce qu’on fait ici.»

Le sol nous donne tout le nécessaire, incluant le lunch.

Une évolution des mentalités

De retour au siège social, à Ventura, où je suis accueillie par Phil Graves. Responsable de Tin Shed Ventures, le fond de capital risque de Patagonia, il supervise l’implication de la marque au sein de la ROC. «On utilise du coton bio depuis plus de vingt ans. Aujourd’hui, seulement 1% de tout le coton de l’industrie du textile est issu de l’agriculture biologique.» Même après tout ce qu’on entend sur les pesticides et le manque d’eau? Il hoche la tête. «C’est l’un de nos plus grands échecs en tant qu’entreprise. Nous n’avons pas su inspirer les autres.»

L’entrée du siège social, à Ventura.

Mais la situation est différente aujourd’hui, estime-t-il. Les fermiers subissent désormais de plein fouet les conséquences du réchauffement. Les feux de forêts dévastent les champs, et les hivers trop chauds ruinent les récoltes. «Aujourd’hui, avec tout ce qui se passe, c’est beaucoup plus facile de convaincre les agriculteurs de suivre nos traces et de s’intéresser à la ROC», soutient-il. Avec l’agriculture régénératrice, il espère faire avancer les choses.

« Cotton in Conversion », une gamme qui soutient les fermiers dans leur transition vers le 100% bio.

Tin Shed Ventures investit dans des startups dont le succès économique est intimement lié au bien-être de la planète. Elle mise également sur les entreprises qui veulent s’initier aux principes de l’agriculture régénératrice. Ce sont d’ailleurs des milliers d’entreprises qui ont fait la demande de travailler avec Tin Shed Ventures. La preuve que les choses commencent enfin à changer. Et que les gens commencent à comprendre.

«On ne veut pas faire ça tout seul»

Les quelques jours passés avec l’équipe de Patagonia me font entrevoir l’avenir d’un oeil nouveau. Plus optimiste. Il y a une certaine ironie à l’histoire, quand même. L’agriculture est l’une des activités les plus pollueuses qui soient pour l’environnement. Qu’elle puisse également être celle qui renverse le processus de réchauffement climatique est tout un paradoxe. 

Augmenter la durée de vie des produits, concevoir ceux-ci en utilisant des pratiques qui ont un réel impact pour la planète, convaincre tout le monde… Patagonia ne chôme pas. «La dernière chose qu’on veut, c’est faire ça tout seul», me dit Matt Dwyer, en parlant de la certification ROC. Casquette Patagonia marine sur la tête, il est responsable des matériaux et de l’innovation. 

«On veut laisser le monde dans un meilleur état que nous l’avons trouvé, me dit-il, tout simplement. Et on a trouvé en l’agriculture régénératrice le moyen de le faire.» 

Le temps commence à presser

Dernière soirée en Californie. Je quitte la cohue du siège social pour me diriger vers la mer. Spot réputé, la plage de Surfers Point s’étire sur quelques kilomètres de galets et de sable blond. Dans l’eau, les surfeurs s’élancent en quête de la meilleure vague. Insoucieux, peut-être, au fait que nous sommes en train de détruire notre environnement. Et que dans le monde de demain, profiter d’une nature intacte relèvera peut-être du miracle.

La ROC et l’agriculture régénératrice ne sont encore qu’un projet pilote, mais elles ont un véritable potentiel. Celui de renverser le processus du réchauffement de la planète. Rien de moins.  

Vue aérienne de la ferme Steel Acres, à Ojai.

Au milieu de tout ce pessimisme et des désastres causés par l’homme, ma rencontre avec ces artisans du changement est un véritable souffle de fraîcheur. Il n’est pas trop tard pour sauver la planète. Habituée d’être à l’avant-garde et de faire les choses différemment, Patagonia l’a bien compris. Et saura, je n’ai aucun doute, convaincre l’industrie de lui emboîter le pas.